La Gauche en danger de mort

appel.jpgUne tribune de Jacques Bidet dans Libération du Lundi 27 Novembre 2006 REBONDS
Les organisations politiques radicales, dont la médiation est indispensable, sont dans l’impasse.
La Gauche en danger de mort
Cela pourrait bien être la fin de la Gauche. Du moins, son éclipse pour longtemps. Dans la plupart des grands pays modernes, on discerne une «droite» et une «gauche». Ou, du moins, deux pôles, en concurrence et en connivence, alternant au pouvoir. L’un autour des forces sociales de la «propriété». L’autre autour de celles de la «compétence».

Mais il y a aussi, virtuel ou actif selon les lieux et les moments, un troisième pôle qui s’affirme en bas, dans le peuple ordinaire, issu de luttes centenaires. Il recherche d’expérience l’alliance avec les «compétents». Quand il parvient à y imposer son influence, la gauche entre en fusion. Elle s’écrit alors en majuscule : la Gauche. Les «compétents» se détachent quelque peu des «propriétaires». Les réformes, «sociales» ou «socialistes», sont à l’ordre du jour. Ce fut notamment le cas en France, et ailleurs en Europe, dans l’après-guerre. La mondialisation a neutralisé ce processus, parce qu’elle a balayé l’Etat-nation, qui était le contexte et le support de cette alliance : le terrain de projets en infraction à la dictature du marché. Les forces d’en bas se sont ainsi trouvées, en quelques décennies, dévitalisées ; les partis communistes se sont effondrés ; les syndicats peinent à la tâche. D’autres groupes politiques émergent, certes. Et tout un mouvement de mouvements. Mais le concept même de Gauche est désormais problématique, parce que le rapport de force est devenu si mauvais qu’une rupture historique se dessine : l’alignement sur le bipartisme standard. Et la Gauche alors disparaît. Reste «la gauche», certes. Mais ce n’est plus la même chose. La tourmente néolibérale a ravi aux compétents leur force spécifique : leur compétence d’agents de l’Etat-nation. Faute d’espace propre, ils ne peuvent envisager de projet autonome. Ils ont rendu les armes, acceptant que l’Europe elle-même se dissolve dans le monde-marché. Modernité, idées neuves, paraît-il. On a, depuis quelque temps, franchi un seuil. Les médias ne connaissent plus guère que la droite et les socialistes. Tout le reste est traité par allusions vaguement dérisoires.

En France, pourtant, des forces populaires ont montré leurs capacités dans les luttes contre le projet de Constitution européenne et contre le CPE. L’appareil socialiste a contré la première et récupéré la seconde. La poussée d’en bas existe toujours. Mais il lui manque l’instance politique qui lui redonnerait conscience de soi. La résistance «antilibérale» s’exprime dans un foisonnement d’associations, diversement politisées, couvrant toutes les dimensions de l’existence sociale. Mais les organisations politiques radicales, dont la médiation est indispensable, sont dans l’impasse. Hormis un semblable score aux présidentielles, tout sépare les deux principales. Le PCF : un parti où l’on meurt. La Ligue communiste révolutionnaire : un parti où l’on passe. Cela ne donne pas la même démographie. D’un côté, un parti impliqué dans la population, les syndicats et les quartiers, dans de lointaines histoires identitaires. De l’autre, une élite radicalisée, au mieux avec la culture et les médias, et qui surfe avec ardeur sur tout ce qui bouge. Le PCF n’est pas au clair avec son histoire. La Ligue ne veut pas connaître sa sociologie. L’un, dit l’autre, est en fin de course, voué à la répétition. L’autre, dit l’un, n’est qu’un mouvement de nomades, dont le maximalisme verbal n’a guère de prise sur le réel… Deux mythes, en réalité, paralysent encore aujourd’hui la montée en puissance d’une force politique populaire, dont il resterait à trouver la forme opérationnelle. D’un côté, le mythe de la «classe ouvrière». Les ouvriers sont toujours aussi nombreux, mais la classe est cassée en morceaux. Si l’on veut reconstruire, c’est sur une identité plus large, précaire et flexible qu’il faut viser. De l’autre, le mythe de l’«extrême gauche». On peut certes lire des programmes plus «extrêmes» que d’autres, mais cela ne veut pas dire qu’existe une population plus «à gauche» que celle qui vote communiste. Il s’agit plutôt d’appartenance à des couches sociales différentes, et, pour les appareils, d’intérêts immédiats divergents. Il existe aujourd’hui une convergence, d’opinion et de sentiment, qui soude cette gauche de gauche. Et cela est un fait nouveau.

Pourtant l’unité sur une candidature commune reste incertaine. Les uns refusent de faire une politique sociale-libérale. Les autres, de faire une majorité avec les socialistes. Personne, pourtant, ne peut croire que ce soit là le fond du différend. Si la LCR rechigne à s’engager, c’est sans doute que le PCF est trop bien engagé. A son égard, il est vrai, les autres parties prenantes ne sont pas dans la même relation de concurrence. Elles sont souvent peuplées d’anciens sympathisants ou de vagues compagnons, et de leurs héritiers en tout genre. Et, pour eux, ce qui a survécu du vieux Parti, désormais pris dans la commune culture de discussion, a cessé d’être un repoussoir. Reste à savoir pourtant si ceux qui lui sont demeurés fidèles ne vont pas commettre la même erreur suicidaire qu’en 1977-1978 : ne rien comprendre à l’effervescence collective dont ils ont pourtant été un moteur essentiel. D’autant que la situation a changé. Cette gauche de la gauche n’a pas son centre de gravité dans les partis. Sa capacité d’initiative habite une population fluide, principalement associative, qui se mobilise au coup par coup, mais politiquement très motivée. De ce fait, l’idée qu’une formation politique pilote le processus présente une moindre légitimité. Conviendrait plutôt une figure organisationnellement moins définie, et capable de faire signe jusqu’aux entités aujourd’hui les plus malmenées, notamment les jeunes, les femmes et les précaires de toute sorte.

En réalité, il ne s’agit pas, à proprement parler, de produire une candidature à la présidence de la République. Ni d’élire la tête dirigeante d’une coalition électorale. Mais de choisir une personnalité porte-parole pour une perspective élaborée en commun, gage de dynamique et de convergence à long terme. Dans cette logi
que, c’est manifestement au PCF de consentir le plus lourd sacrifice. Justement parce qu’il est, malgré tout, la force la plus nombreuse, la plus enracinée et la plus déterminée. Aux communistes de comprendre que les temps changent, et que l’avenir de leur parti est d’être au coeur d’un «parti» plus vaste et plus divers, qui ne peut porter leur nom. Sinon, le scénario est écrit d’avance. La Ligue ira de son côté. Les collectifs dépériront. La lutte sera vaillante. Et la défaite assurée. L’heure du bipartisme aura sonné. Fin d’une «exception» vieille de plus de deux siècles. Et l’avenir risque de durer longtemps.

Jacques Bidet professeur émérite à l’université de Paris-X.

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