Pour une gauche populaire
Quelque chose d’essentiel et d’inaperçu s’est modifie à gauche du PS. La suite dépend des choix que feront ceux qui se sentent concernés.
On supposera qu’il y a aujourd’hui structurellement dans nos grands pays deux forces sociales dominantes. Pour faire court : à droite, « la Finance », à gauche, « l’Elite ». L’une et l’autre ont leur capacité d’attraction, telle qu’une large partie du peuple reconnaît en elles ses porte-parole, comme on le voit aux élections. Depuis 30 ans, sous régime néolibéral, la Finance hégémonise l’Elite.
A gauche il y a donc deux places. Car c’est là aussi que se situe nécessairement la troisième force sociale. Osons l’appeler « le peuple » : la masse de ceux qui n’ont pas de position prédominante, et qui tous ensemble constituent le support vivant de la société. C’est pourquoi il y a deux gauches : une gauche élitaire et une gauche populaire. Ces deux forces peuvent avoir des raisons de s’unir contre la droite. Une telle union suppose cependant que la gauche populaire hégémonise la gauche élitaire. Ce qui implique qu’elle fasse sa propre unité, pour être crédible aux yeux du « peuple ». Mais depuis les temps forts de 68-75, la gauche populaire n’a fait que descendre de palier en palier. Il n’y a pourtant à cela aucune nécessité. Car, contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, il n’y a pas de sens de l’histoire, pas de cours prévu d’avance.
Qu’est-ce qui a changé du côté de la gauche populaire dans les derniers temps ?
La chose la plus notable est que le Parti Communiste, le vecteur traditionnel le plus notable de cette gauche populaire, a opéré un mouvement sans doute irréversible. Qu’il ait choisi de se mesurer au Parti Socialiste lors du premier tour, cela n’est pas en soi nouveau. Mais, dans le contexte des régionales, il devait s’attendre à perdre la moitié de ses élus. Il a néanmoins fait ce choix. En réalité il ne pouvait faire autrement. Il reste qu’il a, pour la première fois dans son histoire, reconnu qu’il n’était pas crédible pour présenter seul au titre de la gauche populaire programmes et candidats.
Il ne pouvait pas ne pas tirer les leçons de l’échec des Présidentielles. Le surgissement d’un superbe Mélanchon, que l’on pouvait d’abord se donner comme compagnon de route, a permis un temps de sauver les apparences. Mais, jour après jour, une réalité s’est imposée : le Parti Communiste avait reconnu que son poids est aujourd’hui sans proportion avec la masse des changements qu’il préconise. S’incliner devant la réalité n’est pas la chose la plus stupide que l’on puisse faire. Le PCF, enfin, a fait le bon choix.
Du côté du NPA, l’autre fauteur des présidentielles, qui avait le premier fait faux bond, et qui eut la témérité de récidiver, la situation n’est pas meilleure. Et il se pourrait que lui aussi en vienne, après l’échec, à tirer les mêmes leçons. On perçoit en tout cas les mêmes craquements qu’au PCF.
On peut naturellement exécrer ce Front de Gauche, qui s’est si mal conduit à l’égard de ceux qui étaient à l’avant-garde du mouvement pour l’unité. Il reste que c’est lui qui identifie maintenant l’espace commun à gauche du PS. Il n’en est pas d’autre où se retrouver. Dans toute cette gauche de la gauche, on a de fortes raisons de se sentir moins différents les uns des autres. Entre les enfants des enfants de cette classe ouvrière qui a tant marqué le PC, et ceux de cette élite militante qui a généré le trotskisme à la française, le décalage culturel s’affaiblit, et les incertitudes d’avenir les rapprochent, qu’ils partagent avec beaucoup d’autres. Les vieux clivages autour du « communisme » ont cessé de susciter autant de passions et de sentiments identitaires.
Rien n’est joué d’avance. Et il y a deux voies.
Ou bien on persiste dans le style « cartel de partis » (et de groupuscules), sous une gestion d’en haut. En ce sens vont les mots d’ordre qui appellent à un candidat commun pour les présidentielles, à l’élaboration entre organisations d’un programme commun, à l’adhésion directe au Front de Gauche (quelle machine va gérer cette comptabilité ?). De même les appels à des luttes sociales sous cette étiquette, avec des ajouts. Tout cela, qui part du sommet et de ses appareils, risque fort de n’être pas très motivant, étant sans rapport avec l’esprit populaire d’aujourd’hui.
Ou bien, en effet, on comprend que tout cela est fini. Pas plus que pour la vie professionnelle que les jeunes dans leur grand nombre peuvent s’imaginer, il n’y a désormais, pour une lutte politique populaire, de voie royale et continue, assurée par la solide organisation d’un parti. Comptent plutôt les expériences. La gauche populaire a vécu dans ces dernières années en France deux grandes expériences poli
tiques, au-delà la lutte contre la Constitution Européenne. Celle de la lutte contre le CPE, qui a regroupé le mouvement syndical et associatif et les organisations politiques. Celle des Comités Unitaires pour les Présidentielles. Une alternative à la décadence s’ouvrirait si l’on parvenait à conjuguer ces deux démarches.
Dans l’état d’esprit populaire d’aujourd’hui, il n’y a pas d’autre voie que de partir que d’en bas, de comités librement constitués sur une base locale ou d’entreprise. Et d’organiser à partir de là une lutte sociale et politique à la fois. L’actualité des retraites en impose l’occasion. Sur ce terrain, les syndicats et associations peuvent se trouver à l’aise avec un mouvement politique populaire, qui n’est pas en position de les instrumentaliser. C’est sur cette base aussi que peut s’engager la réflexion pour une perspective politique, comme au printemps des Comités Unitaires. La preuve est faite que l’entente était possible sur un programme. Le PCF et le NPA ne semblent plus être en état de faire au final cavalier seul.
Comment d’ailleurs pourrait-on faire autrement ? Comment les militants des diverses organisations pourraient-ils lutter ensemble s’ils ne se rencontrent pas, s’ils ne constituent pas ensemble le mouvement ? S’il l’on ne crée pas partout cette « maison commune » dans laquelle toute cette mouvance de la gauche radicale, qui représente au moins 10% de la population, et beaucoup plus en termes d’influence sociale, pourra se retrouver ? C’est dans ce contexte unitaire que les préjugés mutuels reculent, que les cultures diverses se conjuguent, apportant chacune ce qu’elles ont de meilleur. C’est là, aujourd’hui du moins, la seule voie pour une avancée politique populaire, parce qu’il faut d’abord surmonter toutes ces divisions, qui tiennent à des intérêts d’organisation plus qu’à des convictions opposées.
Si cette voie peut rassembler, c’est aussi parce qu’elle n’est pas tournée contre les organisations politiques. Bien au contraire, celles-ci ont tout à y gagner. Et, du point de vue de l’ensemble, elles sont plus que jamais nécessaires. Chaque fois que le parti communiste a perdu une part visible de ses adhérents, il en a perdu beaucoup d’autres, et cette hémorragie est débilitante pour l’ensemble de la gauche populaire. De même du côté trotskiste. Le mouvement peut fonctionner à partir de comités locaux, qui adressent leurs représentants aux niveaux départementaux et nationaux. Ainsi s’organisent de grandes batailles collectives et des programmes d’ensemble. Mais cela ne peut pas remplacer les partis ou groupes politiques, qui demanderont plus à leurs adhérents, et seront capables de réflexions plus approfondies, comme le peuvent aussi des associations générales comme Attac ou Copernic, ou les syndicats et autres associations sur des problèmes plus particuliers. Ils peuvent aussi se montrer capables d’initiatives. Mais ils sont au fond devenus des « tendances » au sein d’un plus vaste « parti » (en minuscules). Tous ces militants de la gauche populaire sont maintenant capables de se dire : « nous appartenons à des organisations différentes, mais nous sommes du même parti ».
Toutes ces familles sont nécessaires parce qu’elles sont cette gauche populaire, compris bien sûr des verts, et des alternatifs pour que le vert et le rouge se combinent. La FASE peut jouer son rôle dans la mise en route de comités de base. C’est la vocation qu’elle s’était donnée. Mais il y a désormais le Front de Gauche. Et il n’existera et ne s’élargira dans la durée historique que si le cartel qu’il a constitué laisse place à un mouvement de masse, fondé sur des comités de base.
Jacques Bidet, 22 avril 2010